Le "handéni", et pourquoi je ne parle plus de handicap invisible

Publié le par Sandro Swordfire

Un handicap est dit "invisible" quand la personne handicapée peut être confondue avec une personne valide.

 

Avant, cette expression me parlait. Je me disais : oui, ça décrit ma situation, surtout ma situation avant que je n'aie ma canne. Et tout particulièrement l'époque où j'allais à la fac, et où le fait de ne pas avoir l'air handicapé amenait le personnel du relai handicap santé étudiant à négliger mon dossier. Je n'avais pas l'air handicapé, vu que mon handicap est fluctuant, et que vous vous doutez bien que les jours où j'allais jusqu'à la fac étaient les jours où je me portais le mieux.

 

Mais avec le temps, le recul et le travail accompli sur le validisme, je me rends compte que l'approche est contre-productive. Les handicaps ne sont pas invisibles. Les enfants handicapéës subissent quasiment toustes du harcèlement scolaire, de la même manière que les enfants queers ou trans : on sort des cases, et ça se voit. Par ailleurs, même quand le handicap est rendu visible, les gens ne le voient pas ou font semblant de ne pas le voir. Vous pouvez avoir une canne, des béquilles, un chien d'assistance avec un harnais fluo, vous pourriez vous promener avec une pancarte "je suis handicapéë !", à moins d'avoir un fauteuil roulant ou une canne blanche les gens refusent de reconnaître le handicap. J'appelle ça le handéni.

 

En disant que les handicaps peuvent être invisibles, on porte le problème sur la visibilité du handicap. Personnellement, j'ai un SED, et il m'est arrivé de repérer des SEDistes dans une foule, alors qu'on est l'exemple parfait de ce que les gens appellent le handicap invisible. La réalité, c'est que c'est comme la beauté : comme on dit "la beauté est dans l’œil de celui qui regarde", l'invisibilité du handicap est dans le fait que les gens ne veulent pas le voir.

 

Le mécanisme à l’œuvre ici n'est pas spécialement complexe et, je pense, relève de deux phénomènes.

 

-Premièrement, la société française est ségréguée. Les handicapéës sont excluës. Iels n'existent pas dans l'espace public. L'infrastructure, la gestion politique et les comportements des gens et des entreprises au quotidien font que les handicapéës vivent en marge de la société. Iels n'accèdent pas à l'emploi, à la scolarité, même pour aller faire ses courses au supermarché ou aller dîner au restaurant du coin, l'accessibilité est très faible. Les handicapéës n'existent pas dans l'espace public, ni dans l'espace médiatique d'ailleurs. Selon le baromètre de la représentation de la société française du CSA de 2020, 0.6% des individus indexés sont perçus handicapés. C'est un chiffre globalement stable, mais qui semble décroître. Pour rappel, les handicapéës représentent 20% de la population française. Bref : dans l'espace public, les handicapéës n'existent pas, et leur présence relève de l'anomalie. C'est le "handicap" en tant que phénomène tout entier qui est invisible.

-Le deuxième biais à l’œuvre, c'est la perception sociale du handicap. En France, le handicap est perçu comme une honte, comme quelque chose de dévalorisant. Les handicapéës sont moins des humains que les humains "normaux", comme on nous le rappelle régulièrement. Le fait que le handicap soit perçu comme quelque chose d'insultant et comme un objet de pitié amène les gens à considérer que voir le handicap de quelqu'un, c'est l'insulter. Plus profondément encore, le handicap est perçu comme une incapacité fondamentale à tout faire. Pas juste une incapacité ciblée (par exemple, l'incapacité à marcher) mais comme une incapacité globale à faire quoi que ce soit. Le fait qu'on considère qu'une personne handicapée est fondamentalement incapable de faire quoi que ce soit sans aide amène les gens à considérer qu'il est peu réaliste qu'une personne autonome puisse être handicapée, ce qui est alimenté par le mécanisme précédent : l'ostracisation des handicapéës et leur non-représentation participe à alimenter l'idée qu'iels sont cachéës, honteuxes, et/ou incapables d'exister dans l'espace public par leurs propres moyens.

 

Les handicaps ne sont pas invisibles : les gens sont éduquéës, par la société, à nier l'existence des handiës. Partant de là, la notion de "handicap invisible" peut être vue comme un progrès : c'est un pied dans la porte, qui peut encourager les valides (et des handicapéës dans le déni) à considérer que des personnes qui ont l'air valides ne le sont pas forcément. Sauf que l'effet est autre : comme je l'ai expliqué plus haut, la somme des préjugés qu'il faut remettre en question est beaucoup trop élevée. Dans les faits, la notion de handicap invisible ne change rien au problème de fond, il ne fait que l'étendre à d'autres personnes. Le phénomène social, la construction politique, tout cela reste occulté. Et cette extension du handicap à une population qui n'est "pas visiblement handicapée" n'est pas une extension des mêmes considérations : parce que ces handicapéës "invisibles" ne sont pas perceptibles comme tel, il semble incongru de leur témoigner de la pitié. Les automatismes comportementaux face à an handicapéë, à savoir : l'infantilisation et la pitié, ne peuvent pas s'exprimer de la même manière auprès d'an adulte qui a l'air valide, autonome, fonctionnelë. Les handicapéës "invisibles" sont alors considéréës comme des fraudeureuses. Des gens qui usurpent un statut dans le but de bénéficier d'un traitement à part. Pour le dire autrement : parce que les validistes ne peuvent pas se comporter en validistes avec des gens qui ont l'air valides sans se rendre compte que leur comportement est malsain, les validistes préfèrent rejeter d'autant plus fort les handicapéës "invisible".

 

Il y a deux façons de résoudre ce problème-là. La première façon de résoudre ce problème, c'est de nier purement et simplement tout handicap.

 

Capture d'écran d'un tweet de sophie cluzel disant : "Je n'ai jamais pu me tenir debout mais j'ai un muscle super fort, c'est mon cerveau. J'ai un #Handicap et alors?! Découvrez le portrait de Roman, fan de jeux vidéo et d'équitation pour la campagne "Voyons les personnes avant le handicap!" @gouvernementFR", puis adjoint d'un spot de sensibilisation gouvernemental
Capture d'écran d'un tweet de sophie cluzel disant : "Je n'ai jamais pu me tenir debout mais j'ai un muscle super fort, c'est mon cerveau. J'ai un #Handicap et alors?! Découvrez le portrait de Roman, fan de jeux vidéo et d'équitation pour la campagne "Voyons les personnes avant le handicap!" @gouvernementFR", puis adjoint d'un spot de sensibilisation gouvernemental

 

C'est ce que j'appelle le handéni. Du point de vue de quelqu'un de fondamentalement validiste, qui considère que le handicap est dissociable de l'handicapéë, c'est une solution parfaite. On n'a qu'à cesser de considérer le handicap. Pour les handicapéës, cette attitude est évidemment destructrice : le handicap fait partie de nos vies, de nos constructions, de nos histoires, de nos identités. Nous sommes handicapéës. Nous sommes différenstes des valides. Un peu comme les valides sont différenstes les ans des autres, simplement ce sont des différences plus significatives, plus impactantes. Refuser de voir le handicap, comme le fait Sophie Cluzel (à l'époque secrétaire d'État en charge des personnes handicapées) revient à priver les handicapéës de leur identité. Non seulement cette attitude nous nie, nous exclut, mais en plus elle nous impose de fournir des efforts supplémentaires de compensation. Si vous niez le handicap, vous niez aussi les adaptations nécessaires, les attitudes spécifiques. Vous pouvez attendre d'un valide d'être présent à chaque rendez-vous, vous ne pouvez pas l'attendre de quelqu'un dont la santé peut être aléatoirement bloquante.

De plus cette attitude est absurde. Le handicap, ça fait partie de l'identité des handicapéës. Là, "voir l'autre" se fait en ne voyant pas ce qu'on ne veut pas voir. S'il faut voir la personne avant de voir ce qu'elle est, on voit quoi ? Parce que cette logique s'étend à toutes les caractéristiques. Voir la personne avant de voir sa couleur de peau. Avant de voir son emploi. Avant de voir son statut. Son histoire. Son patrimoine culturel, ses privilèges, ses traumatismes, bref : voir la personne avant de voir... La personne ? Que doit-on chercher exactement, son âme transcendante et éternelle ? Si on pouvait voir l'âme de quelqu'un, personne ne douterait de l'existence d'un tel concept ! Cette attitude n'est pas seulement destructrice. C'est un non-sens. "Voir la personne avant de voir [...]", ça revient à dire : ne voyez pas les gens. Ne les considérez pas. Niez-les, totalement, fondamentalement, jusque dans leur existence. De mon point de vue, c'est l'expression d'un désintérêt complet pour les autres, le symptôme d'un égocentrisme absolu.

 

Plus haut, j'ai dit qu'il y a deux façons de résoudre la question que pose le "handicap invisible". La deuxième solution, c'est celle des antivalidistes : voir le handicap.

 

Et surtout, agir en conséquence.

 

Agir en conséquence, ça veut dire reconnaître les handicapéës pour ce qu'iels sont, des individus à part entière, citoyans actifves, capables d'auto-détermination. Mais ça veut aussi dire agir à rendre aux personnes handicapées le pouvoir sur leur vie dont iels sont privéës, en rendant les infrastructures accessibles, l'école, les emplois, en démolissant toutes les logiques de ségrégation comme le sont les institutions, les ESAT, les hôpitaux psychiatriques. Ça veut dire cesser de leur interdire de se représenter elleux-mêmes, ça veut dire cesser de les invisibiliser, ça veut dire cesser de leur voler leur parole.

 

C'est pourquoi je ne parle plus de handicap invisible. Les handicaps sont visibles, à qui veut bien les voir. Si vous n'acceptez pas de voir les handicaps, ça n'engage que vous, n'espérez pas qu'on se cachera.

Publié dans Validisme

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